Redoutable égalité des chances

Publié le par François Dubet

Une société construite sur une méritocratie parfaite serait probablement inégalitaire.
Redoutable égalité des chances

Par François DUBET
jeudi 12 janvier 2006

François Dubet sociologue à l'université Bordeaux-II et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.



Après les émeutes de novembre dernier, un nouvel horizon de justice paraît s'imposer à tous : l'égalité des chances. Comment ne pas y être favorable tant il est évident que, dans les sociétés démocratiques affirmant l'égalité fondamentale des individus, l'égalité des chances est la seule manière de produire des inégalités justes, c'est-à-dire des inégalités tenant au mérite de chacun, à son travail, à sa vertu et à sa liberté puisque chacun doit être libre de mettre son propre mérite à l'épreuve. L'égalité des chances et la méritocratie qui lui ressemble comme une soeur sont les seules figures de la justice acceptables dans une société où nous sommes égaux tout en occupant des positions sociales inégales. L'affaire est donc entendue : il faut d'autant plus lutter pour l'égalité des chances que notre société reste scandaleusement «aristocratique», dominée par la reproduction des rentes, des héritages et des privilèges, par la reproduction de la pauvreté et de l'exclusion et par toutes les ségrégations qui interdisent aux femmes, aux minorités, aux enfants de migrants, aux handicapés, d'entrer dans une compétition équitable.

Mais ce n'est pas parce que l'égalité des chances est si essentielle que nous devons ignorer les difficultés et les limites de ce principe cardinal de justice. La première d'entre elles est de savoir si nous sommes véritablement capables de construire une égalité des chances «pure», neutralisant les effets de la naissance et des inégalités sociales sur l'accomplissement du mérite des individus. Sans doute faut-il viser cet objectif, mais tout devrait nous conduire à être prudent en la matière car, après tout, l'ensemble des recherches sociologiques conduites en France et ailleurs montre que ni l'école ni le marché du travail ne parviennent à effacer les effets des inégalités sociales. Il serait sage de ne pas être totalement naïf si l'on ne veut pas préparer des lendemains amers et l'expérience de la massification scolaire devrait nous instruire.

Pour aussi peu contestable qu'elle soit, l'égalité des chances ne vise pas à produire une société égalitaire, mais une société dans laquelle chacun peut concourir à égalité dans la compétition visant à occuper des positions inégales. En cela, ce fut longtemps un thème de droite opposé aux idéaux d'une gauche cherchant d'abord à réduire les inégalités entre les positions sociales. Imaginons que l'accès différentiel aux diplômes, aux emplois, aux revenus, à l'influence, au prestige... procède d'une pure égalité des chances, d'un strict mérite, d'une stricte performance individuelle : est-ce que la répartition de ces divers biens serait juste pour autant ? Serait-il juste que les vainqueurs de l'égalité des chances possèdent toutes les ressources et que les autres n'en aient aucune sous le seul prétexte qu'ils auraient moins de mérite ? Une société construite sur une égalité des chances parfaitement juste pourrait, en même temps, être parfaitement inégalitaire. Autrement dit, le principe de l'égalité des chances n'est acceptable que si l'on prend soin de le situer dans un espace des inégalités sociales elles-mêmes acceptables. Sans cela, l'égalité des chances peut n'être qu'une idéologie de vainqueurs justifiant leur succès au nom de leur mérite. L'orgueil des élites issues des compétitions économiques et scolaires montre aisément que l'égalité des chances peut être, à la fois, une forme de justice et une manière de légitimer de plus grandes inégalités puisque celles-ci sont produites par un principe indiscutable. Dès lors, l'égalité se retourne contre elle-même.

Dans ce cas : malheur aux vaincus ! Leur sort peut être d'autant plus cruel que la réalisation de l'égalité des chances les rend responsables de leur propre défaite. Si chacun a eu la même chance que les autres de réussir et de se saisir des opportunités offertes à tous, ceux qui échouent dans la mise en oeuvre de leur mérite ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes. Ils ne peuvent pas se consoler ou se révolter en invoquant le destin, les dieux ou le capitalisme. Ils ne sont pas condamnés aux emplois les plus précaires et les plus mal payés à cause de la fatalité de leur naissance et de l'injustice de la société, mais à cause de leur absence de mérite. Ce scénario n'est pas une fiction quand nous voyons combien les élèves en échec développent une amertume et du ressentiment contre l'école parce qu'aux yeux de tous, et à leurs propres yeux aussi, ils ont effectivement moins de mérite, de courage, de talent, d'intelligence que tous les autres qui ont su réussir. Obligés de reconnaître leur défaite, écrasés par leur indignité, ils cassent le jeu ou ne jouent plus.

Puisque l'égalité des chances implique nécessairement l'affirmation du mérite, on pourrait se demander si le mérite existe vraiment. Faut-il sanctionner les performances objectives, faut-il sanctionner les efforts ? Sommes-nous certains que nos succès et nos échecs dans l'égalité des chances sont les conséquences de notre liberté plus que de nos gènes, plus que du hasard, plus que de la myriade des relations et des histoires qui nous constituent sans que nous le sachions ? Au fond, si nous méritons nos succès et nos échecs, nous ne méritons pas forcément les vertus et les handicaps qui nous font triompher ou échouer.

Pourtant, même si ces quelques critiques sont relativement fortes, il reste que l'égalité des chances constitue notre horizon de justice central, qu'elle est la fiction sur laquelle nous continuons à imaginer qu'il est possible de construire des inégalités justes. Un enseignant peut être révolté par les inégalités sociales qui pèsent sur les performances de ses élèves, il n'empêche qu'il est «obligé» de croire à l'égalité des chances quand il note leurs copies, et la plupart d'entre nous pensons que les plus diplômés doivent être mieux payés que ceux qui ne sont pas qualifiés. Dans le monde du marché, la croyance est la même : la prise de risques, les responsabilités et le travail doivent être sanctionnés parce qu'ils mesurent le mérite de chacun. On croit d'autant plus à l'égalité des chances et au mérite que l'on pense souvent que cette forme de justice est efficace : les élites sont les meilleures possibles, chacun est à la place qui lui convient, chacun a intérêt à être efficace, ce qui contribue à l'efficience collective et à «la richesse des nations».

Mais, sauf à devenir perverse, sauf à devenir une forme élégante de darwinisme social ou, plus vraisemblablement, sauf à devenir une liturgie, l'égalité des chances doit être associée à d'autres principes de justice. La lutte pour l'égalité des chances ne peut pas faire l'économie du combat pour la réduction des inégalités sociales, des inégalités des positions et des ressources. Non seulement c'est la meilleure manière de se rapprocher de l'horizon de l'égalité des chances lui-même, mais c'est aussi la seule façon d'offrir des garanties et une égalité sociale fondamentale à ceux qui échouent dans la compétition égalitaire, fût-elle juste. Autrement dit, il faut définir les inégalités tolérables engendrées par l'égalité des chances et définir les biens, la dignité, l'autonomie, la santé, l'éducation... qui doivent être offerts à chacun indépendamment de son mérite et, surtout, de son absence de mérite. En ce sens, la gauche ne saurait totalement attacher son projet et son destin à celui de l'égalité des chances car, même s'il devenait juste que certains soient plus mal payés, plus mal logés et plus mal instruits que d'autres, il serait injuste qu'ils soient trop mal payés, trop mal logés et trop mal instruits. Pour être justes, les conséquences inégalitaires de l'égalité des chances et de la méritocratie doivent donc être sérieusement limitées.

Parce que l'égalité des chances reste le pivot d'une distribution juste des individus dans des positions sociales inégales, elle risque de transformer la vie sociale en une sorte de compétition continue dans laquelle chacun serait le concurrent, sinon l'ennemi de tous, afin d'acquérir des positions et des ressources relativement rares. Sur ce point, l'évolution du système scolaire est sans ambiguïté : chacun y recherche la performance et l'utilité à travers les meilleurs établissements, les meilleures filières, les meilleures formations, c'est-à-dire les plus rentables, quitte à ce que les plus faibles soient relégués et à ce que la culture elle-même soit ramenée à son efficacité sélective. Pour être juste et vivable, une société ne peut se réduire à cette sorte de compétition permanente et d'autant plus permanente qu'elle serait juste, à une société dans laquelle chacun ne serait que l'entrepreneur de lui-même. Pour cette raison, la justice ne consiste pas seulement à réduire les inégalités de position, elle conduit aussi à faire que ces positions soient les meilleures possibles en permettant à chacun de construire la vie qui lui semble bonne. Alors, les «vieux» thèmes de la qualité du travail, du logement et de la ville, de la qualité de l'éducation, de la civilité des relations, doivent contribuer à la formation d'une société moins injuste.

Travaillons d'autant plus à la réalisation de l'égalité des chances que nous en sommes loin, mais craignons que ce mot d'ordre écrase aujourd'hui toutes nos conceptions de la justice et, plus immédiatement, qu'il écrase un débat politique où la gauche et la droite semblent partager les mêmes liturgies. Craignons aussi qu'un horizon aussi ambitieux ignore ses propres faiblesses et engendre des déceptions dont nous aurons beaucoup de mal à nous remettre. Même juste, l'égalité des chances implique mécaniquement qu'il y ait des vaincus, or la justice sociale consiste plus à se placer de leur côté qu'à s'assurer de l'équité de leur échec.

 

 

 

Publié dans Nouvelles inégalités

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